
A. M. [Adolphe Marsais], « Visite de MM. De Belvèze et Gauthier aux Chûtes [sic] de Shawenegan. Deuxième journée, L'Ère nouvelle, vol. 3, no 71, 30 août 1855, p. 2 :
La pluie avait tombé, en abondance pendant la nuit; mais le matin, le soleil se levant radieux annonçait une belle journée. Après un cour [sic] sommeil sous des tentes que les averses de la nuit avaient assaillies sans les traverser, entr'autres [sic], sous celle de M. Wells, agent du gouvernement pour les bois du St. Maurice, dont les soins obligeants ont beaucoup contribué au confort que la société a trouvé dans cette excursion, on se lève en bonnes dispositions pour attaquer le déjeuner. Cette opération importante terminée, la compagnie se place, vers 9 heures, dans des canots d'écorce en tête desquels nage le canot amiral conduit par 6 rameurs en costume rouge : c'est celui que montaient MM. Belvèze et Gauthier. On aborde aux pieds de la cascade Shawenegan, et pour l'observer d'en haut comme d'en-bas [sic], on gravit la côte escarpée qui mène au Boom et au Slide, à 185 pieds au-dessus du niveau inférieur de la rivière où on a laissé les canots. Sur l'écluse du Slide, la vue des rapides, le vaste lit de la rivière ombragée, sur ses bords, par de hauts arbres, les rocs s'avançant comme suspendus sur l'abime [sic], et par-dessus tout la cascade imposante captivent l'admiration des spectateurs. On prétend que le mot sauvage de Shawenegan signifie aiguille; ce nom aurait-il été donné à la cascade parce que les eaux de la rivière divisées par une île, avant la chûte [sic], après avoir coulé sur un large lit, se réunissent en bouillonnant à la gorge resserrée entre deux côteaux [sic] élevés où elles se sont jadis frayé un chemin, parmi les rochers roulés dans leur sein et sur lesquels la rivière impétueuse bondit en écumant avec un bruit éternel qui retentit au loin? Nous avouons humblement que nous ne comprenons pas clairement l'analogie qui existe entre le trou d'une aiguille et le passage ou [sic] se précipitent le flots furieux de la rivière, qui offre ici une image du chaos, quoi qu'il en soit, il est probable que les aborigènes dont la langue était simple, mais expressive, ont point la physionomie de cette cascade par le mot « Shawenegan » qui lui est resté, et qu'elle ne changera sans doute pas de longtemps, glorieuse qu'elle est de son antique origine.
MM. de Belvèze et Gauthier, après avoir contemplé avec admiration, pendant un quart d'heure, ainsi que les autres visiteurs, cette merveille de la Nature, en différentes places, pour n'en perdre aucun point de vue, reviennent au canots, dont la flottille s'avance en bel ordre, à la suite du canot amiral, et descend rapidement à l'aviron le cours de la rivière qui serpente avec grâce entre ses rivages escarpés et pittoresquement boisés depuis les bords de l'eau jusqu'au sommet des coteaux environnants. La société était partie à 10 heures de Shawenegan; elle arrive à 11 heures moins un quart à la cascade de Grai, où est construit le moulin à scies de MM. Baptiste et Gordon, après avoir franchi un espace de 7 milles; ici le St. Maurice, fait encor [sic] une chûte [sic] moins profonde qu'à Shawenegan, car elle n'est que de 45 pieds, mais c'est encore trop, pour s'y aventurer, et l'on juge prudent de confier les canots aux rameurs qui les transportent sur leurs épaules à un mille plus bas, où ils les remettent à flot.
Les habitants du lieu avaient salué la société des visiteurs, à leur arrivée, par une fusillade d'honneur; la voix de basse du canon résonnait de temps en temps pour accompagner la musique des fusils. Au bruit de cet agréable orchestre on met pied à terre en amont du moulin dont les propriétaires accueillent avec empressement les visiteurs, et leur offrent un lunch dans leur élégante habitation située à quelques verges du St. Maurice; on se met à table, pendant que le corps de musique, qui fait partie du cortège, joue l'air Partant pour la Syrie, (c'était de circonstance, car ils étaient en face d'une scierie) puis les airs Des Girondins, de la Marseillaise, etc. Le lunch est excellent, les gâteaux, les fruits et les vins, le tout exquis, brillent à profusion sur la table dont toutes les places sont occupées; il semble que le voyage a excité l'appétit et la soif des convives qui font honneur à leurs amphitryons en dégustant gaîment les vins et les mets. Les toasts, les speechs, les hourras en chorus font un feu croisé et presque non interrompu qui retentit jusqu'au delà de la salle du festin auquel feu répond celui des mousquetaires improvisées du dehors, et celui plus grave des canonniers.
Nous avons omis de dire qu'avant de se mettre à table, la compagnie, sur l'invitation de M. Baptiste & Gordon, avait visité leur usine dans tous ses détails! elle consiste en deux bâtiments parallèles, construits l'un l'an dernier, l'autre il y a 6 à 7 années, sur la rive droite du St. Maurice; le système des turbines y est employé pour faire marcher les scies; le pouvoir d'eau y est immense; la solidité jointe à la simplicité et à la judicieuse disposition des appareils et machines méritent des louanges aux constructeurs qui produisent ici beaucoup à peu de frais.
À la fin du repas où le narrateur, qui y assistait, ne peut dire, sans cesser d'être véridique dans son récit, que la Tempérance présidait dans toute la sévérité de la loi du Maine, car il remarqua nombre de bouteilles de champagne et d'autres vins vidées avec une célérité qui attestait l'excellence de leur contenu, la société, au bruit des salves d'artillerie et de la mousqueterie, remplacé quand il cessait, par la musique de la bande qui égayait le voyage, regagna les canots, à un mille en avant du moulin; la rivière parsemée de roches, est encore très rapide en cet endroit, et un dalot de 3 milles de longueur cotoie [sic] sa rive droite, pour conduire à leur port les planches, par une voie plus sûre et plus paisible que celle du St. Maurice; ses flots qui forment des rapides d'intervalle en intervalle, roulent très vite à partir du portage de Grai jusqu'au rapide dit de la Gabelle que la société rencontra à 2½ milles au dessous de Grai; la flottille qui, depuis le départ de Grai, avait manœuvré avec assez d'ensemble, n'osa en masse franchir le rapide dangereux de la Gabelle. Seuls les canotiers très expérimentés se hasardent à braver les écueils de ce passage; ici la rivière fait un circuit et roule, en grondant, ses eaux écumantes au pied d'un mamelon à pic qui se dresse à 150 pieds environ au-dessus du niveau du St. Maurice; le canot ou [sic] se trouvait MM. de Belvèze et Gauthier, s'abandonna seul au courant du rapide; mais ce canot était dirigé par des rameurs nerveux et habiles qui connaissaient le chenal à suivre, et ont justifié la confiance des hardis voyageurs, dont ils étaient les guides.
Tandis qu'on descendait le St.-Maurice depuis Shawenegan jusqu'à la Gabelle, quelques jolies petites cascades ornent ces bords, de distance en distance, avaient attiré les regards des voyageurs, ainsi que des drapeaux tricolores flottant sur ses crêtes abruptes, pittoresquement animés par la présence des habitants des environs, accourus pour saluer de leurs hourras, les visiteurs de leur belle rivière. À la Gabelle, non loin d'une source dont les eaux abondantes sont d'une limpidité remarquable, le ruisseau caché, humble tributaire du St.-Maurice, vient verser dans son sein ses eaux cristallines; c'est près de là que commence le rapide périlleux où se lance bravement le cannot [sic] amiral, pendant que les autres, guidés peut-être par des rameurs moins expérimentés ou moins hardis, prennent une route moins semé [sic] d'écueils. Ici a lieu le 2e portage depuis le point de départ; mais ce portage est bien plus court que celui de Grai. Suivons le canot de nos marins, présentement navigateurs en eau douce. La frêle embarcation saute sur les vagues écumantes; on la suit des yeux avec anxiété, du bord opposé. Il semble à chaque instant qu'elle va se briser contre une roche et s'engloutir au fond de la rivière dont la course rapide et les bonds désordonnés font filer le canot d'écorces qui brave sa fureur, avec une vitesse de 15 à 18 nœuds à l'heure, d'après l'estimation de M. Gauthier qui, habitué comme son honorable compagnon de voyage, aux tempêtes de l'océan, n'éprouve qu'une émotion agréable dans ce passage parmi les brisants du fier St.-Maurice.
Au dessous [sic] de ce rapide, le [sic] flotille [sic] composée d'une douzaine de canots d'écorces, de diverses tailles, pavoisés pour la plupart, d'un drapeau tricolore, reprend sa marche joyeuse, escortant le canot amiral, tandis que les airs canadiens, que chantaient les voyageurs d'un autre siècle égaient la marche triomphante des nouveaux voyageurs. Ils arrivent en bon ordre aux Forges de St.-Maurice, établies sur la rive droite de la rivière, à 12 milles au-dessous du Grai. Des coups de fusils, et de mortiers en miniature, accueillent la société qui débarque en cet endroit pour visiter, sur l'invitation de M. Henderson, directeur de cette usine, un établissement d'autant plus intéressant pour les Français, qu'il date du temps du grand Colbert, qui en ordonna la construction. Après cette seconde étape, les touristes mettent pied à terre, escaladent lentement les flancs du côteau [sic] où s'élèvent les principaux bâtiments qui font partie de cette ancienne usine. Ici la petite rivière des Forges, qui sert de moteur à cette fabrique, se jette dans le St.-Maurice. On visite d'abord le plus ancien bâtiment de la forge, situé à mi-côte. Il n'offre rien de remarquable, sinon son antiquité dans un pays où tout est presque nouveau. En parvenant au sommet du côteau [sic], on trouve les bâtiments plus modernes du même établissement. Là s'élève le haut fourneau où s'engouffre, au milieu des flammes, le minerai de fer, dit Bogore [bogor], aussi riche qu'abondant, que l'on tire des environs; d'énormes soufflets, dont le mouvement est communiqué par un mécanisme que le pouvoir de l'eau met en action, alimentent la chaleur incandescente de deux foyers à reverbère [sic]. Il se fond, dans ce bel établissement, différentes [sic] ustensiles de ménage et des roues de wagons pour chemins de fer. La foule nous a paru être d'une fort belle qualité. On y trouve aussi un atelier de moulage.
La visite des forges terminée, le directeur Henderson, qui a eu la bonté de les montrer aux voyageurs, en leur donnant les explications et renseignements qu'ils demandèrent, leur offre l'hospitalité et une collation dans sa maison d'habitation, ancien couvent des Jésuites [Notre-Dame-de-la-Conception] qui en firent construire les murs épais et massifs comme ceux d'une forteresse, vers la fin du 17e siècle. Ils y fondèrent un collège pour la conversion des Sauvages. En 1743, le gouvernement français s'appropria cet établissement qu'il garda et exploita par ses agents jusqu'à la conquête, en 1759; l'autorité anglaise le garda pour son compte, depuis cette époque jusqu'en 1845, où la compagnie J. Porter & Cie, eu [sic] entreprit la direction. Depuis 4 ans, elle est entre les mains de M. Andrew Stuart & Cie.
Dans une vaste salle où M. Henderson introduit les visiteurs, paraît une table chargée de pâtisseries et de vins dont ils usent largement; des santés sont portées par M. Turcotte et autres assistants à MM. de Belvèze et Gauthier, qui répondent à cet honneur en puisant à l'arsenal intarissable de leurs speechs. De bruyants cheers attestent l'assentiment de l'assemblée. Bien qu'on ne trouvât pas le temps long en si aimable compagnie, il fallut se remettre en route, et achever en canot la dernière étape longue de 7 milles, pour revenir à la ville de Trois-Rivières.
Le St.-Maurice qui s'élargit de plus en plus, en s'avançant vers le St.-Laurent, continue en circuits sa course moins rapide à mesure qu'il s'approche du grand fleuve, dans son vaste lit bordé à droite et à gauche par des côteaux [sic] plantés d'arbres verdoyants, et d'une luxuriante végétation; ce sont des érables, des merisiers, des bouleaux, des trembles, des noyers et autres bois francs qui croissent et mêlent leurs rameaux à ceux des pins, des épinettes, etc. Les navigateurs poursuivent leur chemin en admirant cette scène aussi grandiose que variée, jusqu'à un mille plus haut que le moulin à scier les bois, appartenant à MM. Norcross et Phillips au confluent du St.-Maurice et du St.-Laurent. Un temps magnifique avait augmenté les charmes du voyage, quand tout-à-coup le ciel se couvre de nuages de mauvais augure; le vent du nord-d'ouest [sic], qui souffle soudain avec violence soulève les vagues de la rivière agitée par l'ouragan; les canots grands et petits dansent avec leurs passagers à qui se [sic] bal improvisé ne plait nullement d'autant moins que le corps de musique, tout occupé, comme les autres voyageurs, à se tirer au plus vite de ce mauvais pas, reste complètement muet. La grande voix de l'orage domine tout autre bruit; les arbres plient et sont brisés par son souffre impétueux du côté ouest, où la flotille [sic], fait force de rames, pour aborder et s'abriter de ses coups, aux pieds de la côte abrupte, tandis que sur la rive de l'est, des planches empliées [sic] volent enlevées comme des brins de paille par la force du vent qui fouette les flots amoncelés, heurtés les uns contre les autres et s'élancent dans l'atmosphère en écume argentée.
Le canot où sont MM. de Belvèze et Gauthier, au lieu de présenter le flanc à la bourasque [sic], ainsi que le reste de la flotille [sic], qui gagne hâtivement le rivage à l'instar d'une troupe de jeunes volatiles aguatiques [sic] effrayés par l'apparition subite d'un oiseau de proie, fait hardiment face à l'orage, en tenant la cape. Le grain était trop violent pour durer longtemps. Il s'apaise peu-à-peu [sic], de même que les vagues irritées, et, sans qu'aucun accident soit à déplorer, ce qui néanmoins était fort possible, les canots arrivent successivement près de deux steamers le Trois-Rivières et le Bécancour, ce dernier pittoresquement couvert de pompiers en costume écarlate, et le premier chargé de citoyens, de citoyennes et d'enfants de la ville de Trois-Rivières et des localités environnantes, venus au devant des voyageurs. Flattés de cette prévenance, la rivière étant encore très agitée, l'on se décide à quitter les canots d'écorces, pour monter à bord du Trois-Rivières, pavoisé, comme le Bécancour, des drapeaux français et anglais; mais l'orage avait retardé l'arrivée et privé les touristes du plaisir de visiter le bel établissement de MM. Norcross et Philips, que le narrateur a examiné, ce jour-là, avec soin et un vif intérêt. Ce qu'il a le plus admiré, c'est l'activité prodigieuse avec laquelle tout y marche, ouvriers comme machines. Certes, ce moulin scierie est un des plus beaux qui existent au Canada, et fait grand honneur à ses constructeurs et directeur.
La société, grossie par le grand nombre des passagers à bord des deux steamers gagne le lit du St.-Laurent, et arrive à leur port à Trois-Rivières, où l'accueillent de nouveaux hourras et coups de canon. Il était environ 5½ heures; quelques speechs sont encore prononcés devant une foule d'environ milles [sic] personnes assemblées dans la rue où est l'hôtel du Canada qui a revu ses nobles hôtes. À 6 heures la compagnie se met à table pour le dîner qui se passe fort gaîment [sic] sans être régi par la loi de Tempérance, pas plus que les précédants [sic] repas. L'artillerie des speechs à la suite des toasts recommence son feu et le continue avec vigueur jusqu'à 9 heures. Les assistants, pour la plupart, se rendent à cette heure à un bal public, fruit d'une heureuse improvisation de la part de quelques citoyens de Trois-Rivières, entre autres, MM. O. Wells, S. J. Dawson et J. G. Ogden, shériff [sic]; ce bal a lieu dans les salons de Mme. Royer, et est honoré par la présence de MM. de Belvèze et Gauthier, qui dansent quadrilles, valses, polkas et cotillons aussi légèrement que s'ils n'avaient que 25 ans. Il est vrai que la présence de charmantes danseuses, (car le narrateur invité à ce bal également, par l'obligeance du comité, a vu rarement ailleurs d'aussi jolies figures, bien qu'il ait beaucoup voyagé) pouvait, en animant les deux illustres marins par son puissant attrait, pouvait, dis-je, facilement leur faire oublier leur âge, comme ils oubliaient que le temps marchait plus vite encore que les violons. Fugit irreparabile tempus.
Pour se rafraîchir, après plusieurs danses, la société se rend à la salle où est servie la collation, puis revient danser de plus belle jusqu'à l'heure où la voix bruyante, mais peu harmonieuse du steamer venant de Montréal, annoncent aux joyeux danseurs qu'il est temps de quitter le bal, de dire adieu aux belles danseuses, dont quelques-unes sans doute, que dis-je, plusieurs voient avec regret partir ceux qu'elles ne reverront peut-être jamais plus! regret vivement partagé par les deux nobles étrangers. Ils montent à bord du vapeur vers 1½ heure après minuit tandis que les braves musiciens de Trois-Rivières, en uniforme, saluent, par des airs, bien exécutés, leur départ comme ils ont salué leur arrivée. Le steamer démarré, par quelques tours de roue s'éloigne du rivage, et bientôt disparaît dans l'ombre de la nuit. Les deux Français, vû [sic] les émotions de ces deux journées, émotions agréables qui ne leurs laisseront que de doux souvenirs, ne durent point, le reste de cette nuit, s'assoupir dans les bras de Morphé [sic], après avoir pressé les belles de Trois-Rivières. Quand aux habitants de cette ville, la plupart ne dormirent pas davantage, à cause du mouvement qui s'y prolongea après le départ de ses hôtes, de même que la surface des flots reste longtemps encore agitée, quoique le vent ait cessé, après les avoir soulevées [sic] vers les nues.
A. M. [Adolphe Marsais]
Communiqué.
(Fin.)
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