A. M. [Adolphe Marsais], « Visite de MM. de Belvèze et Gauthier aux Chûtes [sic] de Shawenegan. Première journée », L'Ère nouvelle, vol. 3, no 70, 27 août 1855, p. 2 :


Les deux officiers français, accompagnés de l'honorable M. Drummond, de M. Lafrenaye, et d'autres habitants notables de Montréal, arrivèrent la nuit du 15 au 16 août au quai de Trois-Rivières, sur le John Munn. Les hôtels, près du rivage, étaient pavoisés de drapeaux anglais et français; une bande de musiciens placée sur le balcon de l'hôtel américain joua l'air « Partant pour la Syrie » pendant que les honorables visiteurs débarquaient, et continua ses mélodies à l'hôtel du Canada, où ils devaient passer la nuit; là ils furent reçus par M. le Maire, accompagné du conseil municipal. L'adresse que M. le Maire fit à M. de Belvèze fut à la fois cordiale, flatteuse sans flatteries, et parfaitement appropriée aux circonstances. M. de Belvèze y répondit par un discours aussi remarquable par le fond que par la forme, et avec le plus heureux esprit d'apropos [sic]. M. Turcotte prononça à son tour un speech chaleureux vivement applaudi des nombreux auditeurs qui se pressaient dans la rue, sous le balcon, et comme la nuit était avancée, les nobles hôtes de Trois-Rivières, qui paraissaient enchantés de l'accueil des habitants de la ville et des environs accourus sur leur passage, se retirèrent pour prendre du repos. Les chants continuèrent dans les rues voisines de l'hôtel du Canada, jusqu'à l'aube du jour.

La journée du 16 commença par la pluie; le ciel couvert de nuages gris; un vent du sud, une atmosphère lourde étaient les signes fâcheux de la probable continuation du mauvais temps; en effet, il empira vers 8 heures du matin; la pluie tomba par torrents, et en attendant que l'ont vit la cataracte de Shawenegan [aujourd'hui Shawinigan], celles de la voûte céleste débordaient de leurs écluses; mais la foule assemblée autour de l'hôtel du Canada, resta bravement à son poste, avec ou sans parapluies, sous ces averses répétées, pour écouter les discours des nombreux orateurs présents à cette fête. M. le Maire parla avec beaucoup de chaleur et de jugement, et il présenta l'adresse de la ville.

La réponse de M. de Belvèze fut pleine de tact; son discours, qui laissera un long et agréable souvenir dans les cœurs de la population de Trois-Rivières, exprimait le désir et l'espoir qu'il avait de voir bientôt des relations commerciales liées entre cette ville et la France, et démontrait avec clarté et une profondeur de vue qu'ornait l'élégance du style et de la diction, qu'entre toutes les villes du Canada, Trois-Rivières était une des plus favorablement situées pour commercer et agrandir ces relations d'amitié et de commerce international. Un tonnerre d'applaudissements et des hourras dix fois répétés suivirent cet éloquent discours que les habitants de Trois-Rivières n'oublieront pas de longtemps; en effet c'était la 1re fois qu'ils voyaient l'uniforme français brillant d'honorables décorations et qu'ils entendaient d'aussi belles et bonnes paroles prononcées, dans leur propre langue, par le noble étranger dont la modestie révèle le mérite.

Après ce discours, MM. Loranger, Turcotte, Laberge, Laflamme et Lafrenaye, orateurs aimés et bien connus du public, qui les appelait tour à tour a [sic] grands cris, dans son avide impatience de les entendre, prirent la parole, et s'en servirent avec bonheur; mais hélas! la maudite pluie, sans égard pour les excellentes choses qu'ils disaient, ne cessait d'assaillir les auditeurs, qui semblaient n'y faire aucune attention. En vain M. Turcotte et d'autres orateurs voulurent abréger leurs speechs par égard pour leurs amis dont l'ardent enthousiasme n'était point rafraîchi par la pluvieuse atmosphère et qui « intenti ora tenebant »; force leur fut de poursuivre leur [sic] harrangues couvertes de hourras. L'honorable M. Drummond, invité vivement par la foule à parler des premiers, déclina cet honneur, empêché qu'il était par un enrouement tenace et une légère indisposition.

Vers une heure de l'après-midi, le ciel se rasséréna et la pluie obstinée, qui avait failli faire différer le parti [sic] de plaisir au lendemain, ayant cessé de tomber, permit à la joyeuse société de se mettre en route; elle avait bien déjeuné à l'hôtel du Canada où, par une attention délicate du comité directeur de la fête, les vins français étaient en abondance, et les illustres hôtes, même dès le repas du matin, y firent honneur au vin blanc de Bordeaux.

À deux heures, on part enfin au bruit de la musique et du canon tiré de temps en temps sur un monticule dominant le fleuve. Une longue fille [sic] de voitures contenant 70 à 80 personnes suivait celle où se trouvaient M. de Belvèze et Gauthier; on roulait sur un terrain détrempé par la pluie; on traversait des flaques d'eau; des nuages menaçants s'amoncelèrent de nouveau, et crevèrent sur la tête des voyageurs, à leur arrivée aux Forges de St.-Maurice, mais ces petits inconvénients ne furent point un obstacle à la continuation du voyage qui se fit avec une gaîté [sic] toute française; on passait au bruit des hourras poussés par des habitants des diverses maisons rencontrées sur la route, et dont plusieurs étaient décorées de drapeaux tricolores; ce n'est que vers 6 heures de l'après-midi que la compagnie arriva à Shawenegan où, en débouchant d'une vallée étroite, bordée de beaux arbres, elle vit enfin le lit de la rivière St.-Maurice, formant en cet endroit une vaste coupe, au milieu de laquelle surgit une longue bande de terre sablonneuse; la couleur jaune de ce sable fait ressortir davantage la belle verdure des hauts arbres, de diverses espèces, qui couronnent les sommets et ombragent les flancs des coteaux entourant le bassin du St.-Maurice d'un amphithéâtre pittoresque et grandiose.

Près de là sont dressées des tentes pour y recevoir les hôtes de Shawenegan, lorsque, la nuit venue, ils auront besoin d'un sommeil réparateur. —

Une longue et large hutte, dont les murs et la toiture sont en poutres de sapin, reçoit les visiteurs au nombre de 90 à 100, qui s'asseyent sur des bancs de planches clonées [sic] à des pieds d'une solidité douteuse; deux tables chargées de mets, de fruits, de vins en quantité suffisante pour rassasier 200 convives sont dressées dans toute l'étendue de cette salle de banquet improvisé; elle est ornée de feuillages, de fleurs et de drapeaux, aux couleurs françaises et anglaises; la simplicité du local n'en exclut pas le charme, et comme l'appétit des assistants a été aiguisé par un voyage de 4 heures, pendant lequel on a mis pied à terre quelque fois [sic], pour gravir les côtes, chacun semble bien disposé à battre en brèche et a emporter d'assaut, le couteau et la fourchette à la main, les plats géants, les pâtés colosses, bastions sans canons pour les défendre.

Lorsque la grosse faim est apaisée, M. le Maire de Trois-Rivières, placé à l'un des bouts de la table, et faisant face à M. de Belvèze assis à l'autre extrémité, propose un toast à son honneur; tous les convives debout vident leurs verres à la santé de l'honorable commandant, qui doit parfaitement se porter, si les vœux de santé souvent exprimés à son adresse sont exaucés la Haut [sic], et c'est probable, car il paraît jouir de la meilleure santé du monde. Ce premier toast accompagné de cheers dans tous les tons, depuis la basse jusqu'aux notes de ténor plus ou moins léger, est suivi de plusieurs autres toasts qu'il serait trop long de relater ici; le temps nous manque à cet égard. Nous nous contenterons de dire que MM. Loranger, Turcotte, Lafrenaye, Laberge, Laflamme, et d'autres orateurs prirent tour à tour la parole! inspirés par l'éloquence du cœur, par la présence des deux nobles hôtes délégués de la France, et peut-être aussi par le gaz du champagne, ils trouvèrent d'heureuses expressions pour peindre la joie générale occasionnée, à juste titre, par cette visite, et quoique le sujet ne fut déjà plus neuf, ayant été traité bien des fois depuis l'arrivée de la Capricieuse au port de Québec, les speechs coulant de leurs lèvres avec élan, comme le champagne au moment où part le bouchon, offrirent une originalité piquante et chaudement applaudie par les convives. L'Honorable M. Drummond, par cause de l'indisposition qui l'avait empêché de prononcer un discour [sic] le matin, n'avait pu être de la partie. Nous omettions de noter que M. de Belvèze avait répondu à la prémière [sic] santé qu'on lui porte, par un speech concis mais très bien dit. Quant à M. le capitaine Gauthier, il avait répondu à un toast proposé à son honneur avec quelques paroles parfaites d'apropos [sic] et animées par la vivacité française dont il a déjà fait preuve en semblable occasion. Force hourras suivirent ces speechs et toasts; force toasts speechs succédèrent à ces hourras. M. A. Marsais, à qui le comité de Trois-Rivières avait fait l'honneur de l'appeler à l'excursion, est invité à chanter une chanson composée par lui ce jour-là, à l'occasion de la fête; il répond de son mieux au désir manifesté par l'assemblée. Un ordre constant a régné depuis l'arrivée des visiteurs soit à Trois-Rivières, soit en route, soit à Shawenegan, grâce aux excellentes dispositions prises par le comité à cet effet, et aussi par les soins louables de MM. Dawson et P. Burns, agents, à Trois-Rivières, de la Cie de la Baie d'Hudson, qui avaient engagé de véritables voyageurs canadiens et quelques Sauvages, pour transporter en canots, sur le St.-Maurice, la société à Trois-Rivières; par la bienveillance qu'ont témoignée ces messieurs à leurs hôtes ils ont droit à leurs remerciments [sic] et l'auteur de cet article les en remercie personnellement et en toute sincérité.

Vers 10 heures, tandis que les convives faisaient sans paraître épuiser leur artillerie de paroles, un feu bien nourri de speechs et de toasts, car les munitions de bouche ne s'épuisaient pas non plus, (et il semblait, comme pour Philemon et Beaucis, que plus les vases versaient, moins ils s'allaient vidant,) MM. de Belvèze et Gauthier, ayant besoin de repos, prennent congé de la société. Après leur départ, les discours et santés, ainsi que les chansons, continuent à mesure que le champagne saute et pétille dans les tumblers. Quand [sic] au narrateur des particularités de cette journée, il sentait son infériorité dans une lutte à coups de langue ou de champagne avec les honorables convives restés en braves sur les ruines du dîner, entourés d'un rampart [sic] de bouteilles vides, de tours en biscuit démolies, de pâtés semblables à des forts qui auraient fait explosion, tant ils sont démantelés, de pièces de bœuf et autres quadrupèdes ainsi que de volailles sabrées et dévorées dans ce festin de Gargantua; le dit [sic] narrateur, comprenant que les jambes lui manqueraient et que sa raison le trahirait en restant davantage sur le champ de bataille, au risque même de passer pour peu courageux, sort inaperçu et va chercher le sommeil qui fuit longtemps ses paupières, sous une tente voisine, tapissée de fougère et de couvertures de laines [sic]. Mais, s'il en juge par les sons affaiblis, qui retentissent jusqu'à 2 heures du matin dans la salle du festin, la gaîté [sic] n'a point dû s'y refroidir, ni les paroles faire défaut aux orateurs. Cependant, comme tout a fin dans ce bas monde, surtout les bonnes choses qui finissent ordinairement trop vite, le bruit des chants et des speechs diminua peu à peu, les rangs des combattants s'éclaircirent; les lumières touchaient à leur fin et allaient bientôt être éclipsées par le grand flambeau solaire; les voix s'enrouaient, même celle de M. le maire, qui, ferme à son poste, ne l'abandonna que fort tard; enfin l'heure de la retraite est venue; les derniers convives, moins solides sur leurs jambes que les premiers partis, se couchent comme ils peuvent, qui sous des tentes, qui dans des cabanes, pour achever le reste de la nuit plus paisiblement qu'elle n'avait été commencée.
Communiqué.
A. M. [Adolphe Marsais]
(À continuer.)