« Les Tuileries. Vue prise du jardin », lithographie tirée de Paris moderne et ses environs, Paris, Maison Martinet, 1861, planche no 14.

Lettre privée de Belvèze à son ami Charles Rohault de Fleury (1801-1875), architecte dont l'une des créations les plus célèbres est la Chambre des Notaires de Paris. Camarade d'étude de Belvèze à l'école polytechnique de Paris, Rohault de Fleury est l'auteur d'un Manuel des lois du bâtiment (Paris, 1863) et d'une Archéologie chrétienne en dix volumes (Paris, 1893-1900).

A bord du Véloce, Saint-Pierre*, le 17 juin 1855.

Mon bon ami,
Voulez-vous recevoir un souvenir de votre vieux camarade en ce moment exilé dans les régions hyperboréennes de la morue? Pendant que vous jouissez à Paris des fleurs et du soleil, moi je savoure ici les joies d'un hiver archi-brumeux accompagné de vents furibonds, etc. Tout cela donnerait à un homme un spleen mortel si on n'avait une foi déterminée. Ce n'est pas qu'il y ait un véritable intérêt dans les questions qui se débattent ici, mais ce qui sera surtout agréable ce sera d'aller expliquer la chose à Paris et d'aller aussi en deviser avec votre oncle, si curieux de toute choses; et je l'entretiendrai de nouveau, avec grand plaisir, sur la migration des poissons, les glaces du détroit de Behring et autres gracieusetés polaires.
[...]

Si j'étais comme vous un artiste actif et habile, je vous croquerais la Giralda, l'Alcazar et ses salles mauresques, les grandeurs de la cathédrale et les gentillesses sculpturales de l'hôtel-de-ville, etc.; mais vous savez que je ne suis qu'un flâneur et là comme partout je m'en vais les mains dans mes poches, le nez en l'air, regardant tout, mais laissant à la mémoire et à ma cervelle le soin de retenir la trace de mes odyssées; c'est parfaitement bête, j'en conviens, et si j'avais à recommencer je me mettrais à votre suite, et dussè-je ne faire que tailler vos crayons, j'apprendrais à employer utilement le temps de mes pérégrinations; je mourrai dans l'impénitence finale, un bon à rien obstiné, bon cependant à deviser de souvenir avec les gens de bonne volonté [...] quand ils n'ont rien de mieux à faire que de m'écouter.
[...]

Je voudrais bien qu'elles [Madame de Waresquiel et Madame de Saint-Venant] voient comment se boutique l'huile de foie de morue pour se faire une idée de ce que cet affreux produit répand de miasmes fétides avant de passer par leur gosier.
Si, dans les grands établissements de la côte est, j'en trouve qui ne soit pas trop affreuse je ferai leur provision. Que je sois gardé d'avoir jamais besoin de cet abominable recorporatif, c'est ainsi que le docteur du lieu nomme cette invention. [...]

A travers les brumes de Terre-Neuve, je vois Paris comme le but et la fin de ma campagne, et quoique je ne sois plus assez jeune pour tenir cette capitale pour un paradis, j'estime que c'est là qu'on fait le mieux et le plus agréablement son tour du monde. Conservez-le moi donc beau, tranquille, joyeux, actif et que je puisse aller y passer en paix l'hiver prochain; cela fera trois hivers de suite. Mais si épaisse qu'elle soit, la brume de Paris me paraîtra moins froide, moins terne, moins morne que celle de ce détestable pays de morue.
Adieu, mon bon vieil ami, je vous serre la main cordialement et vous embrasse comme toujours de tout cœur.

* Île Saint-Pierre, dans l'archipel français de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Henri Belvèze, Lettres choisies dans sa correspondance (1824-1875), avant-propos et notice biographique et historique par Hubert et Georges Rohault de Fleury, Bourges, Pigelet et fils et Tardy, 1882, p. 146-148.