« [Opinions journalistiques sur la visite du commandant de Belvèze] », La Minerve, vol. 27, no 135, 4 septembre 1855, p. 2 :


Le départ de la Capricieuse a donné libre carrière à l'imagination des journalistes qui ne peuvent accepter les déclarations de M. de Belvèze comme seules suffisantes à expliquer sa visite au Canada. Les plus modérés, les plus raisonnables se contentent, avec le Herald, d'effleurer du bout de leurs plumes seulement de vagues soupçons, mais au total ils sont assez portés à interpréter cette mission au point de vue de la bonne entente et de la paix. D'autres au contraire, paraissent tout disposés à ne l'envisager que sous les couleurs les plus sombres. Le Moniteur Canadien tout le premier n'y peut voir qu'un présage de mauvais augure pour l'avenir. Suivant lui, M. de Belvèze n'est venu en Canada que pour sonder le terrain, consulter les dispositions des citoyens, en vue de faire tourner le patriotisme des Canadiens-Français et des Anglo-Canadiens au profit d'une entreprise anti-américaine, les alliés ayant, à son avis, l'intention de maintenir une escadre sur les côtes de la Nouvelle-Écosse pour tenir en échec les États-Unis, soupçonnés de russophilie, s'ils tentaient de contrarier les alliés dans leurs expéditions contre les Russes de l'Amérique du Nord. Voilà pourquoi l'envoyé de la France est venu en Canada, voilà pourquoi aussi l'Iphigénie a paru dernièrement au port d'Halifax, où, comme le disait un journal du lieu, devra probablement paraître sous peu l'escadre de la station qu'on se propose d'y établir.

Quant à nous, nous déclarons franchement que nous ne partageons nullement les soupçons que le Moniteur essaie de faire planer sur la visite de M. de Belvèze, et pour faire voir combien ils sont gratuits, nous pourrions nous borner à référer nos lecteurs à l'appréciation que ce monsieur fait lui-même de sa mission dans l'écrit dont la dernière partie est publiée dans notre présent numéro sous le titre : Commerce de la France dans le golfe Saint-Laurent. D'accord avec toutes ses protestations antérieures depuis que son pavillon avait paru sur nos eaux, il confirme, par la position qu'il prend dans cet écrit et par tous les développements qu'il lui donne, celle qu'il ne cessa pas un instant d'assumer pendant son séjour en Canada. L'apparition de la Capricieuse au port de Québec et la réception cordiale partout donnée avec pompe à son digne commandant, dans le Haut aussi bien que dans le Bas-Canada, impliquent nécessairement l'approbation et même le concours de l'Angleterre. En face de tous ces faits éclatants, le scepticisme n'est guère permis, à moins que l'on ne fasse au gouvernement dont M. de Belvèze était l'envoyé, l'injure de le supposer capable d'une turpitude indigne d'une nation civilisée et de supposer aussi gratuitement le gouvernement de la Grande-Bretagne assez oublieux de l'honneur et de l'intérêt de celle qu'il représente pour tolérer l'espionage [sic] et la désorganisation dans ses propres possessions, simplement par courtoisie pour son allié. Non, cela ne peut être désiré par aucun de ces gouvernements.
Interprétée selon le texte des déclarations de M. de Belvèze, sa mission est dans l'ordre et parfaitement convenable; interprétée dans le sens des soupçons émis par le journal désigné plus haut, elle paraît monstrueuse. Maintenant si l'on réfléchit aux avantages réels qui résulteront pour la France des relations que son envoyé est venu préparer en Canada, pour établir un commerce direct entre les deux pays, on demeure convaincu qu'il suffit en effet de ces avantages pour croire l'entreprise parfaitement justifiable au seul point de vue de ce commerce. Ce qui se rapporte à ce sujet dans l'écrit de M. de Belvèze doit faire disparaître tout doute à cet égard.

Ainsi, toutes choses considérées, on doit conclure que s'il s'établit une station à Halifax, comme on le prétend, ce fait est tout-à-fait [sic] indépendant de celui de la mission qu'est venu accomplir M. le commandant de la Capricieuse. Mais il est bien douteux qu'il soit réellement projeté d'établir la station dont il est question. Assurément un tel projet ne s'explique pas satisfactoirement [sic] par les raisons qu'en donne le Moniteur. Nous ne contestons pas que des sympathies paraissent avoir été plus d'une fois exprimées sur divers points des États-Unis en faveur de la Russie, bien que des sympathies contraires y existent également. Nous ne contestons pas davantage que le gouvernement de Washington se croirait intéressé à se ménager les bonnes dispositions de la Russie et qu'il serait même fort aise de lui rendre service s'il pouvait surtout entrevoir la probabilité que cela lui faciliterait, en temps opportun, l'acquisition de tout le territoire qu'elle possède au Nord de l'Amérique. Nous comprenons aussi que dans cet état des choses, les alliés croiraient devoir se prémunir contre la possibilité d'être contrariés dans leurs opérations sur le Pacifique par des tentatives de flibustiers américains sinon par celles du gouvernement fédéral ici-même. Mais ce que nous ne pouvons pas bien nous expliquer, c'est qu'à-propos [sic] de leurs expéditions passées ou futures contre les places russes de cette partie de l'Asie qui avoisine l'Amérique du Nord, les alliés puissent songer à établir la moindre force navale à Halifax, quand le théâtre de la guerre en est si éloigné. Il leur serait, ce nous semble, beaucoup plus avantageux de concentrer les forces navales qu'ils y emploieraient sur le Pacifique même, au lieu de les disséminer jusque sur l'Atlantique et sans la moindre nécessité, puisque l'on ne va pas jusqu'à supposer une guerre probable avec les États-Unis. Il n'y aurait, à notre avis, qu'une appréhension de cette gravité qui pourrait justifier les alliés de maintenir une station sur les côtes de la Nouvelle-Écosse, pendant qu'il leur faudrait opérer sur l'autre océan. Le passage dit du Nord-Ouest n'est découvert que d'hier; il est encore trop peu connu, trop difficile et trop sujet à des interruptions pour offrir à une pareille station, en fut-elle beaucoup plus rapprochée qu'elle ne le serait, un moyen infaillible de faire face aux éventualités dans la direction du Pacifique. Ce serait donc uniquement pour menacer New-York et les villes américaines du littoral de l'Atlantique, et les bombarder au besoin, qu'on ferait stationner d'avance une escadre à Halifax! En prévision d'une guerre, que rien pourtant ne fait encore prévoir, cette précaution serait incontestablement utile; mais si l'on ne doit assigner à cette escadre que le simple rôle de croisière pour surveiller les États-Unis à-propos [sic] de ce qu'ils pourraient tenter sur l'océan opposé, soit sous prétexte de commercer avec les Russes, soit pour protéger leurs propres possessions, &c., il est évident que les stations anglaise et française déjà existantes aux Antilles suffisent amplement à ce but, puisqu'elles se trouvent sur la route même des navires que les alliés seraient intéressés à surveiller.

Quant à une guerre entre les alliés ou aucun des alliés et les États-Unis, il n'est rien arrivé jusqu'à présent qui doive nous autoriser à la croire possible, et à plus forte raison devons-nous la croire improbable. Les alliés ont assez de l'immense conflit qu'ils soutiennent déjà contre la Russie sans en entreprendre légèrement un nouveau avec les États-Unis, et de leur côté ces États, loin de paraître vouloir une telle guerre, désirent évidemment s'en préserver. Les relations les plus amicales existent entre eux et toutes les grandes puissances de l'ancien continent, et il n'y a pas jusqu'à leur attitude vis-à-vis du Danemark qui ne fournisse une nouvelle présomption en faveur du maintien de la paix avec les alliés. Ceux-ci ne peuvent donc vouloir rien entreprendre qui serait de nature à provoquer le mécontentement chez le peuple comme chez le gouvernement de l'Union américaine et les exciter à des mesures de représailles dont assurément certain parti saurait bien vite profiter pour précipiter une guerre ouverte pour laquelle il croirait l'occasion si favorable.