
« La Mission de M. de Belveze [sic] », Le Moniteur canadien, vol. 8, no 44, 30 août 1855, p. 1 :
Les présomptions prennent quelque consistance. Après l'enthousiasme naît la réflexion. Maintenant les gens sensés s'interrogent bien sérieusement. On se demande ce que M. de Belvèze et sa corvette sont venus faire ici. À cette question, peu de personnes répondent d'une manière positive. Mais les hypothèses succèdent aux hypothèses, les affirmations aux affirmations. Des paris sont engagés. Tel pense que M. de Belvèze avait pour objet de prouver par sa visite, combien ferme était l'alliance anglo-française; tel autre croit qu'il s'agit d'une affaire de pêcheries. Il n'en est guère aujourd'hui qui aient donné à cette mission un caractère purement commercial. Les passions étant éteintes, la méditation reste. Tout le monde est persuadé que le commandant français n'avait point en vue un simple traité d'importation et exportation, quand il a parcouru notre territoire. L'idée de rattachement du Canada à la France n'a pu germer que dans le cerveau de quelques hommes ignorants ou aveuglés par la nationalité. Les habitants des campagnes se sont moqués, et avec raison, de cette idée. Cependant au milieu de toutes les ténèbres, il doit y avoir, il y a une lueur. Tâchons de l'apercevoir. Nous ne nions pas que le mandat de M. de Belvèze n'eût trait au développement du traffic [sic] entre le Canada et la France; nous sommes même persuadés que sa promenade chez nous activera ce développement. Mais certainement elle n'avait pas, elle n'aura pas ce sujet pour résultat principal.
Voyons ce qui se passe.
Après quelques semaines de séjour à Québec, la Capricieuse remet à la voile le 25 août. Son commandant dit, cinq ou six jours auparavant, qu'il se rendra à Halifax pour y recevoir des instructions. Il n'ajoute rien de plus. Or, après l'annonce de ce départ, on apprend qu'une frégate de 60 canons, l'Iphigénie, a jeté l'ancre à Halifax; que ce vaisseau commande la station française des Indes Orientales, « où les Français ont conservé une force navale beaucoup plus considérable que les Anglais, quoique ceux-ci possèdent dans ces contrées un territoire bien plus étendu que les Français. » C'est du Chronicle de Halifax que nous tenons cette nouvelle. Jusque-là rien d'étrange. L'Iphigénie, on peut le supposer, apporte des ordres à M. de Belvèze. Quoi de plus naturel? M. de Belvèze n'a-t-il pas assuré qu'il irait à Halifax pour y recevoir des instructions? Mais ce qui n'est plus naturel du tout c'est la phrase suivante du même journal : « On dit que TOUTE l'escadre française de ce côté de l'Atlantique aura rendez-vous à Halifax. » Pourquoi ce rendez-vous, s'il vous plait? Pourquoi la visite de M. de Belvèze? Pourquoi, le commandant de la Capricieuse ne nous a-t-il jamais parlé, dans ses nombreux discours publics, et de la venue certaine de l'Iphigénie et de la venue TRÈS PROBABLE d'une escadre française sur nos côtes? Ignorait-il tout cela? Bah! il faudrait être niais pour l'imaginer. Non, M. de Belvèze savait parfaitement que l'Iphigénie, puis l'escadre française des Indes Occidentales, le rallieraient à Halifax. Mais il entrait dans ses projets ou plutôt dans les projets de son gouvernement de n'en souffler mot.
Voilà donc réalisée une partie de nos appréhensions et voilà presque justifiée la conjecture de notre correspondant de New-York.
M. de Belvèze a été un ballon d'essai. Les événements le prouveront davantage encore. La guerre entre Septentrion et l'Occident de l'Europe ne fait que commencer. Elle ensanglantera les eaux du Pacifique comme les eaux de la mer Noire. Peut-être même allumera-t-elle ses torches sur ce continent. Il ne faut pas l'oublier, la Russie possède dans cet hémisphère un territoire infini, qui se relie à son vaste empire par des régions de glace inexplorées. De plus, elle a découvert un passage qui lui permet d'envoyer ses navires jusque dans le Pacifique. Ce passage est à peu près inconnu du reste de l'Europe; il l'était tout-à-fait [sic] au début de la guerre. Il importe donc aux alliés, s'ils veulent abaisser le colosse du Nord, de lui ravir les colonies qui alimentent son commerce et ses ressources. C'est pourquoi ils tentèrent une malheureuse expédition contre Pétropolowski. Cette expédition, ils veulent la renouveler. Qu'ils aient tort ou raison cela ne nous regarde pas; mais ce qui nous regarde, ce sont les moyens qu'ils emploient pour y parvenir, ce sont les embarras que pourront nous susciter le démêlé. Qu'adviendra-t-il d'un engagement dans le Pacifique? Puissance neutre, l'Union Américaine demandera et exigera des ennemis, la liberté de circulation sur un océan qui, d'après le droit des gens, est le sien. Cette liberté on pourra la lui refuser sous prétexte de se sympathiser pour l'un ou pour l'autre des belligérants. De là des difficultés; de là peut-être une rupture entre la république fédérale et les Anglo-français. Sans doute, ce triste dénoûment [sic] n'est point arrivé; nous espérons même qu'il n'aura pas lieu; mais qui pourrait affirmer le contraire? Sa possibilité, on ne nous la contestera pas. Les Américains ne sont-il pas accusés de russomanie [sic]? Elle, une fois admise, l'expédition de M. de Belvèze se trouve expliquée. Répétons-nous, il est venu sonder le terrain. Les alliés entretiendront une croisière à Halifax, afin de tenir constamment en échec les États-Unis. Surgisse un différent, ils empêcheront les Canadiens de se ranger sous la bannière étoilée. En un mot, ils exploiteront à leur bénéfice le patriotisme des Canadiens-français et des Canadiens-anglais.
Tels ont dû être, à moins que nous ne nous trompions gravement, l'origine et le but de la mission de M. de Belvèze. Nous n'aurons, vraisemblablement que trop occasion de nous en occuper plus tard.
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